Gioachino Rossini

(1792-1868)

Le Comte Ory

OPÉRA EN DEUX ACTES

Livret de M. Scribe (Eugène) et M. Delestre-Poirson (Charles-Gaspard)
MUSIQUE DE M. ROSSINI

Personaggi

LE COMTE ORY, seigneur châtelain.
LE GOUVERNEUR du comte Ory.
ISOLIER, page du comte Ory.
RAIMBAUD, chevalier, compagnon de folies du comte Ory.
CHEVALIERS, amis du comte Ory.
LA COMTESSE DE FORMOUTIERS.
RAGONDE, tourière du château de Formoutiers.
ALICE, jeune paysanne.
CHEVALIERS CROISÉS.
CHEVALIERS de la suite du comte Ory.
ÉCUYERS.
PAYSANS, PAYSANNES.
DAMES D'HONNEUR de la Comtesse.

La scène de passe à Formoutiers, en Touraine.

Atto Primo

SCÈNE PREMIÈRE.
RAIMBAUD, ALICE, PAYSANS ET PAYSANNES, occupés à dresser
un berceau de feuillage et de fleurs.
RAIMBAUD.
Allons, allons, allons vite !
Songez que le bon ermite
Va paraître dans ces lieux.
Qu'en rentrant à l'ermitage,
Il reçoive à son passage
Nos offrandes et nos voeux.
PAYSANS.
Aurai-je par sa science
Le Savoir et l'opulence ?
JEUNES FILLES.
Aurons-nous par sa science
Les maris
Qu'il nous a promis ?
RAIMBAUD, cachant sous sou manteau son habit de chevalier.
Vous aurez tout, croyez en ma prudence ;
Car j'ai l'honneur de le servir.
Vous riez... Lorsqu'ici l'on rit de ma puissance,
C'est le ciel que l'on offense.
Hâtez-vous de m'obéir.
(D'un air d'impatience.)
Placez aussi sur cette table
Quelques flacons de vin vieux.
Il aime assez le vin vieux,
Car c'est un présent des cieux.
Le Comte Ory

SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, DAME RAGONDE.
DAME RAGONDE, sortant du château, à gauche.
Quand votre dame et maîtresse,
Quand madame la comtesse
Est, hélas ! dans la tristesse,
Pourquoi ces chants d'allégresse ? ..
Pleins d'amour pour leur maîtresse,
De bons et fidèles vassaux
Doivent souffrir de tous ses maux.
Elle veut au bon ermite
Dans ce jour rendre visite,
Pour que du mal qui l'agite
Il puisse la délivrer.
ALICE.
Le ciel vient de l'inspirer.
DAME RAGONDE.
Vous croyez que sa science
Peut nous rendre l'espérance ?
RAIMBAUD.
Rien n'égale sa puissance :
Mainte veuve, grâce à lui,
A retrouvé son mari.
DAME RAGONDE.
Oh ! je veux aussi l'entendre.
Près de lui je veux me rendre,
S'il est vrai qu'un coeur trop tendre
Par lui
Puisse être guéri.
RAIMBAUD.
Silence... Le voici !

SCÈNE III.
LES PRÉCÉDENTS, LE COMTE ORY, déguisé en ermite avec une
longue barbe.
AIR.
Que les destins prospères
Accueillent vos prières !
La paix du ciel, mes frères,
Soit toujours avec vous !
Veuves ou demoiselles,
Dans vos peines cruelles,
venez à moi, mes belles,
Obliger est si doux !
Je raccommode les familles,
Et même aux jeunes filles
Je donne des époux.
Que les destins prospères
Accueillent vos prières !
La paix du ciel, mes frères,
Soit toujours avec vous !
DAME RAGONDE.
Je viens vers vous !
LE COMTE ORY, la regardant.
Parlez, dame... trop respectable.
DAME RAGONDE.
Tandis que nos maris, dont l'absence m'accable,
Dans les champs musulmans moissonnent des lauriers,
Leurs fidèles moitiés, quoiqu'à la fleur de l'âge,
Ont juré comme moi de passer leur veuvage
Dans le château de Formoutiers.
LE COMTE, à part.
Où tant d'attraits sont prisonniers.
SCÈNE III. 6
(Haut.)
C'est le château de la belle comtesse.
DAME RAGONDE.
Dont le frère aux combats a suivi nos guerriers.
Et cette noble châtelaine,
Sur un mal inconnu, qui cause notre peine,
Veut aujourd'hui vous consulter.
LE CONTE, à part.
(Haut.)
Ah ! quel bonheur ! Près de moi qu'elle vienne,
Mon devoir est de l'assister.
(Se retournant vers les paysans.)
Voies aussi, mes enfants... De moi pour qu'on obtienne,
On n'a qu'à demander... Parlez ;
Tous vos souhaits seront comblés.
CHOEUR, se pressant autour du comte.
Ah ! quel saint personnage !
C'est le bienfaiteur du village.
DAME RAGONDE.
De grâce, parlons tous
L'un après l'autre.
LE COMTE.
Quel désir est le vôtre ?
Que me demandez-vous.
LE CHOEUR.
Parlons l'un après l'autre.
Silence ! taisez-vous.
UN PAYSAN.
Moi je réclame
Pour que ma femme
Dans mon ménage
Soit toujours sage.
Le Comte Ory
LE COMTE.
C'est bien, c'est bien.
ALICE.
J'ai tant d'envie
Qu'on me marie
Au beau Julien !
LE COMTE.
C'est bien, c'est bien.
DAME RAGONDE.
Moi je demande
Faveur bien grande,
Qu'aujourd'hui même
L'époux que j'aime
Ici revienne
Finir ma peine ;
Que je l'obtienne,
C'est mon seul bien.
LE COMTE, à part.
Qu'un bon ermite
Qu'on sollicite,
Qu'un bon ermite
A de mérite !
(Se retournant vers les jeunes filles.)
Jeune fillette,
Et bachelette,
Dans ma retraite
Venez me voir.
RAIMBAUD.
Vous l'entendez, il faut le suivre à l'ermitage.
Rendez hommage
A son pouvoir.
TOUS, entourant le comte.
Moi, moi, moi, bon ermite,
Le Comte Ory
SCÈNE III. 8
Je sollicite
Faveur bien grande,
Et je demande
De la tendresse,
De la jeunesse,
De la richesse :
Exaucez-nous.
Tout le village
Vous rend hommage...
A l'ermitage
Nous irons tons.
(Le comte remonte à son ermitage, suivi de toutes les filles. Dame
Ragonde rentre au château. Les paysans sortent par le fond.)
Le Comte Ory

SCÈNE IV.
ISOLIER, LE GOUVERNEUR.
LE GOUVERNEUR.
Je ne puis plus longtemps voyager de la sorte.
ISOLIER.
Eh bien ! reposons-nous sous ces ombrages frais.
LE GOUVERNEUR.
Pourquoi m'avoir forcé de quitter notre escorte
Et m'amener ici ?
ISOLIER, à part, regardant à gauche.
J'avais bien mes projets...
Voilà donc le château de ma belle cousine !
Si je pouvais l'entrevoir... Quel bonheur !
Mais, loin de partager l'ardeur qui me domine,
Elle ferme à l'amour son castel et son coeur.
(Au gouverneur qui s'est assis.)
Eh ! monsieur le gouverneur,
Reprenez-vous un peu courage ?
LE GOUVERNEUR.
Maudit emploi ! maudit message !
Monseigneur notre prince, auquel je suis soumis,
M'ordonne de chercher le comte Ory, son fils,
Ce démon incarné, mon élève et mon maître,
Qui, sans mon ordre, de la cour
S'est avisé de disparaître.
ISOLIER, à part.
Pour jouer quelque nouveau tour.
LE GOUVERNEUR.
On le disait caché dans ce séjour.
Comment l'y découvrir ? ... Comment le reconnaître ?
ISOLIER.
Vous devez tout savoir... D'être son gouverneur
N'avez-vous pas l'honneur ?
LE GOUVERNEUR.
Oui ! quel honneur !
AIR.
Veiller sans cesse,
Trembler toujours
pour son altesse
Et pour ses jours...
Du gouverneur
D'un grand seigneur,
Tel est le profit et l'honneur.
Quel honneur d'être gouverneur !
A la guerre comme à la chasse,
Si quelque péril le menace,
Il faut partout suivre ses pas.
Dût-il me mener au trépas !
Veiller sans cesse,
Trembler toujours, etc., etc., etc.
Et s'il est épris d'une belle,
Il me faut courir après elle ;
Tout en lui faisant des sermons
Sur le danger des passions.
Veiller sans cesse,
Courir toujours,
Pour son altesse
Ou ses amours :
Du gouverneur,
D'un grand seigneur.
Tel est le profit et l'honneur.
Quel honneur d'être gouverneur !
Le Comte Ory

SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS ; PAYSANS, PAYSANNES, sortant de l'ermitage
CHOEUR.
O bon ermite !
Vous, notre appui,
Vous, notre ami,
Merci vous di.
O bon ermite !
Je veux partout faire savoir
Son grand mérite
Et son pouvoir.
Jeune fillette
A, grâce à lui,
Fortune faite,
Et bon mari
O saint prophète,
Soyez béni !
Oui,
Puissant prophète,
Soyez béni !
LE GOUVERNEUR, à part, regardant les jeunes filles.
Je vois paraître
Minois joli ;
Ah ! mon cher maître
Doit être
Près d'ici.
CHOEUR des jeunes filles, l'apercevant.
Un étranger ! Qui peut-il être ?
Un beau seigneur.
Pour le village, ah ! quel honneur !
LE GOUVERNEUR, à part.
SCÈNE V. 12
Ce respectable et bon ermite,
Dont chacun vante le mérite,
Malgré moi dans mon âme excite
Un soupçon qui m'effraie ici.
Lui qu'on adore,
Lui qu'on implore,
Serait-ce encore
Le comte Ory ?
Depuis quand cet ermite est-il dans le village ?
ALICE.
Depuis huit jours, pas davantage.
LE GOUVERNEUR.
O ciel ! en voilà tout autant
Qu'il est parti.
(Retenant Alice, qui reste la dernière.)
Ma belle enfant,
Où pourrais-je le voir ?
ALICE.
Ici même ... à l'instant
Il va venir ... madame la comtesse
A désiré le consulter.
ISOLIER.
Vraiment.
ALICE.
Sur un mal inconnu qui l'accable et l'oppresse.
LE GOUVERNEUR ET ISOLIER.
Merci, merci, ma belle enfant.
LE GOUVERNEUR.
Il doit donc venir dans l'instant !
ISOLIER.
Elle va venir dans l'instant !
LE GOUVERNEUR, à part
Cette belle comtesse au regard séduisant !
Le Comte Ory
SCÈNE V. 13
Ceci me semble encore une preuve plus forte.
A Isolier.
Attendez-moi ... Je vais retrouver notre escorte.
A part.
Puis ensemble nous reviendrons,
pour confirmer, ou bien dissiper mes soupçons.
Le Comte Ory

SCÈNE VI.
ISOLIER, seul, regardant du côté du château.
Je vais revoir la beauté qui m'est chère....
Mais comment désarmer cette vertu si fière ?
Comment, en ma faveur, la toucher aujourd'hui ?
Si cet ermite, ce bon père,
Voulait m'aider ... Oh ! non ... ce serait trop hardi....
Allons, ne suis-je pas page du comte Ory !

SCÈNE VII.
ISOLIER, LE COMTE ORY, en ermite.
ISOLIER.
Salut, ô vénérable ermite !
LE COMTE, à part, avec un geste de surprise.
C'est mon page ! sachons le dessein qu'il médite.
(Haut).
Qui vers moi vous amène, ô charmant Isolier ?
ISOLIER, à part.
Il me connaît !
LE COMTE.
Tel est l'effet de ma science.
ISOLIER.
Un aussi grand savoir ne peut trop se payer,
(Lui donnant une bourse.)
Et cette offrande est bien faible, je pense.
LE COMTE, prenant la bourse.
N'importe ... à moi vous pouvez vous fier :
Parlez, parlez, beau page.
DUO.
ISOLIER.
Une dame du haut parage
Tient mon coeur en un doux servage,
Et je brûle pour ses attraits.
LE COMTE.
Je n'y vois point de mal ... après ?
ISOLIER.
Je croyais avoir su lui plaire ;
Et pourtant son coeur trop sévère
S'oppose à mes tendres souhaits.
LE COMTE.
Le Comte Ory
SCÈNE VII. 16
Je n'y vois pas de mal ... après ?
ISOLIER.
Et jusqu'au retour de son frère,
Qui des croisés suit la bannière,
Aucun amant, aucun mortel
Ne peut entrer dans ce castel.
LE COMTE, à part.
Celui de la comtesse ... o ciel !
ISOLIER.
Pour y pénétrer, comment faire ?
J'avais bien un moyen fort beau ;
Mais je le crois trop téméraire.
LE COMTE.
Parlez ... parlez ... beau jouvenceau.
ISOLIER.
Je voulais, d'une pèlerine
Prenant la cape et le manteau,
M'introduire dans ce château.
LE COMTE.
Bien ! bien ... le moyen est nouveau.
A part.
On peut s'en servir, j'imagine.
Au page.
Noble page du comte Ory,
Serez un jour digne de lui !
ENSEMBLE.
LE COMTE, à part.
Voyez donc, voyez donc le traître ?
Oser jouter contre son maître !
Mais je le tiens, et l'on verra
Qui de nous deux l'emportera.
ISOLIER, à part.
A l'espoir je me sens renaître
Le Comte Ory
Ce moyen est un coup de maître...
Oui, je le tiens, et vois déjà
Que son pouvoir me servira.
ISOLIER.
Mais d'abord ce projet réclame
Vos soins pour être exécuté.
LE COMTE.
Comment ?
ISOLIER.
Par cette noble dame
Vous allez être consulté.
LE COMTE, à part.
C'est qu'il sait tout, en vérité.
ISOLIER.
Dites-lui que l'indifférence
Cause, hélas ! son tourment fatal.
LE COMTE.
J'entends ! j'entends ... ce n'est pas mal.
ISOLIER.
Et pour guérir à l'instant même,
Dites-lui ... qu'il faut qu'elle m'aime.
LE COMTE.
J'entends ! j'entends ... ce n'est pas mal.
Je lui dirai qu'il faut qu'elle aime...
(A part.)
Mais un autre que mon rival...
ISOLIER.
Dites-lui bien qu'il faut qu'elle aime.
LE COMTE.
Noble page du comte Ory,
Serez un jour digne de lui !
ENSEMBLE.
LE COMTE.
Le Comte Ory
SCÈNE VII. 18
Voyez donc, voyez donc le traître ?
Oser jouter contre son maître !
Mais je le tiens, et l'on verra
Qui de nous deux l'emportera.
ISOLIER.
A l'espoir je me sens renaître
Ce moyen est un coup de maître...
Oui, je le tiens, et vois déjà
Que son pouvoir me servira.
Le Comte Ory

SCÈNE VIII.
LES PRÉCÉDENTS : LA COMTESSE, DAME RAGONDE, TOUTES
LES FEMMES, sortant du château ; dans le fond, PAYSANS ET
PAYSANNES, VASSAUX de la comtesse, marche, etc.
LA COMTESSE, apercevant Isolier.
Isolier dans ces lieux !
ISOLIER.
Sur le mal qui m'agite
Je venais consulter aussi le bon ermite.
LE COMTE
Je dois à tous les malheureux
Mes conseils et mes voeux.
LA COMTESSE, s'approchant du comte Ory.
Une lente souffrance
Me consume en silence ;
Et ma seule espérance
Est la tombe où j'avance
Sans peine et sans plaisir ;
Et de mon âme émue
Je voudrais et ne puis bannir
Cette langueur qui me tue.
O peine horrible !
Vous que l'on dit sensible,
Daignez, s'il est possible,
Guérir le mal terrible
Dont je me sens mourir !
ISOLIER ET LE CHOEUR.
Ah ! par votre science
Dissipez sa douleur.
LA COMTESSE.
Faut-il mourir de ma souffrance ?
LE CHOEUR.
Ah ! que votre puissance
Lui rende le bonheur.
ISOLIER, à part, au comte.
Vous avez entendu sa touchante prière !
Voici le vrai moment, parlez pour moi, bon père !
LE COMTE, à la comtesse.
Je puis guérir vos maux,
Si vous croyez à ma science
Ils viennent de l'indifférence
Qui laisse votre coeur dans un fatal repos.
Et pour renaître à l'existence,
Il faut aimer, former de nouveaux noeuds.
LA COMTESSE.
Hélas ! je ne le peux.
Naguère encor d'un éternel veuvage
Mon coeur fit le serment.
LE COMTE.
Le ciel vous en dégage.
Il ordonne que de vos jours
La flamme se ranime au flambeau des amours.
LA COMTESSE.
Surprise extrême !
Le ciel lui-même
Vient par sa voix me ranimer !
(A part.)
Toi, pour qui je soupire,
Toi, cause d'un martyre
Que je n'osais exprimer,
Isolier, je puis donc t'aimer !
Je puis t'aimer et te le dire !
Ah ! bon ermite, que mon coeur
Vous doit de reconnaissance !
Le Comte Ory
Par vos talents, votre science
Vous m'avez rendu le bonheur.
ISOLIER ET LE CHOEUR, à part.
Oui, sa douce parole
Semble la ranimer ;
Le mal qui la désole
Commence à se calmer.
LE CHOEUR.
Les belles affligées
Par lui sont protégées...
Par lui, par ses discours,
Les belles affligées
Se consolent toujours.
ISOLIER, bas, au comte.
C'est bien... je suis content.
LE COMTE.
Encore un mot, de grâce.
(A demi voix.)
D'un grand péril qui vous menace
Je dois vous avertir ! ... il faut vous défier...
LA COMTESSE.
De qui ?
LE COMTE, à voix basse.
De ce jeune Isolier.
LA COMTESSE.
O ciel !
LE COMTE, de même.
Songez qu'il est le page
De ce terrible comte Ory.
Dont les galants exploits... Mais ici... devant lui,
Je n'oserais en dire davantage.
Entrons dans ce castel.
LA COMTESSE.
Le Comte Ory
Mon coeur en a frémi !
(Au comte.)
Venez, ô mon sauveur ! ... ô mon unique appui !
(Elle prend le comte par la main, et va l'entraîner dans le château.
Toutes les dames les suivent. Le comte Ory a déjà mis le pied sur le
pont-levis, et, en raillant Isolier, fait un geste de joie. En ce moment entre
le gouverneur, suivi de tous les chevaliers de son escorte.)
Le Comte Ory

SCÈNE IX.
LES PRÉCÉDENTS, LE GOUVERNEUR, CHEVALIERS, etc.
LES CHEVALIERS ET LE GOUVERNEUR.
Nous saurons bien le reconnaître.
Avançons...
(Apercevant Raimbaud qui est en paysan.)
Qu'ai-je vu ! ... c'est Raimbaud,
Le confident, l'ami de notre maître !
RAIMBAUD.
Taisez-vous donc, ne dites mot.
LE GOUVERNEUR.
Plus de doute, plus de mystère,
(Montrant l'ermite.)
C'est Monseigneur ! c'est lui !
LE COMTE, à voix basse.
Misérable ! crains ma colère.
TOUS LES CHEVALIERS, s'inclinant.
C'est le comte Ory !
TOUTES LES FEMMES, s'éloignant avec effroi, et se réfugiant dans un
coin.
Le comte Ory !
LES PAYSANS, s'avançant avec indignation.
Le comte Ory !
LE COMTE.
Eh bien ! oui... le voici.
QUATUOR DICESIMO.
Ciel ! ô terreur' ô trouble extrême !
Quel indigne stratagème !
Mon coeur
En frémit d'horreur.
LE COMTE, bas, à Raimbaud.
O dépit extrême !
Lorsque j'étais sûr du succès,
C'est notre gouverneur lui-même
Qui vient déjouer mes projets.
LE GOUVERNEUR.
Pour vous, et de la part d'un père qui vous aime,
J'apporte cet écrit qu'il remit à ma foi.
Lisez.
LE COMTE.
Eh ! lis toi-même ;
D'un chevalier est-ce l'emploi ?
LE GOUVERNEUR, lisant.
«La croisade est finie,
Et dans notre patrie
Tous nos preux chevaliers vont bientôt revenir.»
TOUTES LES FEMMES, avec joie.
La croisade est finie,
Et dans notre patrie
Tous nos maris vont enfin revenir.
LE GOUVERNEUR, lisant.
«Mon fils, pour mieux fêter des guerriers que j'honore,
Je veux qu'auprès de moi vous brilliez à ma cour...
Mais venez... hâtez-vous ; car la deuxième aurore
Peut-être dans ces lieux les verra de retour.»
ENSEMBLE.
CHOEUR DE FEMMES.
Quoi ! demain ? ... ô bonheur extrême !
Nos maris vont revenir !
LE COMTE.
Quoi ! demain ? ... ô dépit extrême !
Leurs maris vont revenir !
RAIMBAUD, bas.
Oui, Monseigneur, il faut partir ;
Le Comte Ory
A votre père il faut obéir.
LE COMTE.
Il n'est pas temps... un dernier stratagème
Peut encor nous servir.
DAME RAGONDE ET LES FEMMES, au comte Ory.
Adieu vous dis, ô noble comte,
Soyez plus heureux désormais.
LE COMTE, à part.
Sachons venter ma honte
Par de nouveaux succès.
(Bas, à Raimbaud.)
Un jour encor nous reste,
Sachons en profiter.
RAIMBAUD, bas.
Quoi ! ce retour funeste...
LE COMTE.
Ne saurait m'arrêter.
ENSEMBLE.
LE COMTE ET SES COMPAGNONS.
Beauté qui ris de ma souffrance,
Bientôt nous nous reverrons ;
Je veux qu'une douce vengeance
Vienne réparer mes affronts.
LA COMTESSE ET SES FEMMES.
Mon coeur renaît à l'espérance.
Le ciel que nous implorons,
Saurait encor, dans sa clémence,
Nous soustraire à d'autres affronts.
ISOLIER, montrant le comte Ory.
Observons tout avec prudence ;
Suivons ses pas et voyons
Si par quelque autre extravagance
Il songe à venger ses affronts.
Le Comte Ory

ACTE DEUXIÈME.

La chambre à coucher de la comtesse. Deux portes latérales ; porte au
fond. A gauche, un lit de repos, et une table sur laquelle brille une lampe.
A droite, une croisée au premier plan.

SCÈNE PREMIÈRE.
LA COMTESSE, DAME RAGONDE, DAMES de la suite de la comtesse
groupées différemment et occupées à des ouvrages de femmes.
LE CHOEUR.
Dans ce séjour calme et tranquille
S'écoulent nos jours innocents ;
Et nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants.
LA COMTESSE, assise et brodant une écharpe.
Je tremble encore quand j'y pense ;
Quel homme que ce comte Ory !
De la vertu, de l'innocence
C'est le plus cruel ennemi.
DAME RAGONDE.
C'est le nôtre... Dieu ! quelle audace !
D'un saint homme prendre la place !
Et me promettre mon mari !
LA COMTESSE.
Par bonheur nous pouvons sans crainte
Le défier dans cette enceinte,
Qui nous protège contre lui.
ENSEMBLE.
Dans ce séjour calme et tranquille
S'écoulent nos jours innocents ;
Et nous bravons dans cet asile
Les entreprises des méchants.
(L'orage qui a commencé à gronder pendant la reprise du choeur précédent
se fait entendre en ce moment avec plus de force.)
TOUTES, effrayées.
Écoutez ! ... le ciel gronde.
LA COMTESSE.
Le Comte Ory
Oui, la grêle et la pluie
Ébranlent les vitraux de ce noble castel.
DAME RAGONDE.
Nous sommes à l'abri ! ... que je rends grâce au ciel !
LA COMTESSE.
Et moi, lorsque l'orage éclate avec furie,
Au fond du coeur combien je plains
Le sort des pauvres pèlerins !
(En ce moment on entend au dehors, au-dessous de la croisée à droite : )
Noble châtelaine,
Voyez notre peine ;
Et dans ce domaine,
Dame de beauté,
Pour fuir la disgrâce
Dont on nous menace,
Donnez-nous, par grâce,
L'hospitalité.
LA COMTESSE.
Voyez qui ce peut être, et qui frappe à cette heure.
Jamais le malheureux qui vient nous supplier
N'a de cette antique demeure
Imploré vainement le toit hospitalier.
(Dame Ragonde sort. La comtesse et les autres dames chantent le choeur
suivant ; et en même temps on reprend en dehors celui qu'on a déjà
entendu. L'orage redouble.)
ENSEMBLE.
LES FEMMES.
Grand Dieu ! dans ta bonté suprême,
Apaise cet orage affreux !
En ce moment l'époux que j'aime
Est peut-être aussi malheureux.
LA COMTESSE.
Grand Dieu ! dans ta bonté suprême,
Apaise cet orage affreux !
En ce moment celui que j'aime
Le Comte Ory
Est peut-être aussi malheureux.
LE CHOEUR DES CHEVALIERS.
Noble châtelaine,
Voyez notre peine ;
Et dans ce domaine,
Dame de beauté,
Pour fuir la disgrâce,
Dont on nous menace,
Donnez-nous, par grâce
L'hospitalité.
Le Comte Ory

SCÈNE II.
LES PRÉCÉDENTS, DAME RAGONDE.
DAME RAGONDE, d'un air agité.
Quand tomberont sur lui les vengeances divines
Quelle horreur !
TOUTES.
Qu'avez-vous ?
DAME RAGONDE.
Dieu ! quel crime inouï !
LA COMTESSE.
Mais qu'est-ce donc ?
DAME RAGONDE.
Encore un trait du comte Ory.
De malheureuses pèlerines
Qui, fuyant sa poursuite, et cherchant un abri,
Pour la nuit demandent un asile.
LA COMTESSE.
Que nos secours leur soient offerts !
DAME RAGONDE.
J'ai prévenu vos voeux ! ce soin m'était facile.
On aime à compatir aux maux qu'on a soufferts...
LA COMTESSE.
Ces dames sont-elles nombreuses ?
DAME RAGONDE.
Quatorze.
LA COMTESSE.
C'est beaucoup !
DAME RAGONDE.
Mais quel air ! quel maintien !
LA COMTESSE.
Leur âge ?
Le Comte Ory
DAME RAGONDE.
Quarante ans.
LA COMTESSE.
Leurs figures ?
DAME RAGONDE.
Affreuses !
Ce comte Ory n'a peur de rien.
Je les ai fait entrer au parloir en silence.
Elles tremblaient encor de froid et de frayeur.
L'une d'elles pourtant, dans sa reconnaissance,
De vous voir un instant demande la faveur.
Mais c'est elle, je pense :
Elle approche.
LA COMTESSE.
C'est bien.
Laissez-nous un instant.
DAME RAGONDE, au comte Ory, qui paraît en pèlerine et les yeux
baissés.
Entrez, ne craignez rien.
(Toutes les dames sortent.)
LA COMTESSE.
Ragonde avait raison, quel modeste maintien !
Le Comte Ory

SCÈNE III.
LA COMTESSE, LE COMTE ORY.
DUO.
LE COMTE.
Ah ! quel respect, Madame,
Pour vos vertus m'enflamme ;
Souffrez que de mon âme
J'exprime ici l'ardeur !
Nous vous devons l'honneur.
LA COMTESSE.
Je suis heureuse et fière
D'avoir d'un téméraire
Déjoué les projets !
Je suis heureuse et fière
D'avoir à sa colère
Dérobé tant d'attraits !
LE COMTE.
Ah ! dans mon coeur charmé de tant de grâce,
Ne craignez pas que rien efface
Le souvenir de vos bienfaits.
(Prenant sa main.)
Par cette main, je le jure à jamais.
LA COMTESSE.
Que faites-vous ?
LE COMTE.
De ma reconnaissance,
Quoi ! l'excès vous offense !
Ah ! sans votre assistance,
Hélas ! lorsque j'y pense...
Quel était notre sort ! ...
Je tremble encor ! ...
Le Comte Ory
LA COMTESSE, avec bonté, et lui tendant la main.
Calmez le trouble de votre âme.
LE COMTE, pressant sa main sur ses lèvres.
Ah ! Madame !
LA COMTESSE, souriant.
Quel excès de frayeur !
LE COMTE.
Il fait battre mon coeur.
ENSEMBLE.
LA COMTESSE.
Ah ! vous pouvez sans crainte
Braver le comte Ory.
Ici, dans cette enceinte,
On peut rire de lui.
LE COMTE, à part.
Même dans cette enceinte,
Craignez le comte Ory.
(Haut.)
On le dit téméraire.
LA COMTESSE.
Je brave sa colère.
LE COMTE.
On prétend qu'il vous aime.
LA COMTESSE.
Lui ! ... Quelle audace extrême !
LE COMTE.
A vos genoux
S'il implorait sa grâce,
Madame, que feriez-vous ?
LA COMTESSE.
D'une pareille audace
La honte et le mépris
Seraient le prix.
ENSEMBLE.
LA COMTESSE.
Le Comte Ory
Le téméraire
Qui croit nous plaire,
En vain espère
Être vainqueur ;
Moi je préfère
L'amant sincère
Qui sait nous taire
Sa tendre ardeur...
Mais on doit rire
Du faux délire
Et du martyre
D'un séducteur.
LE COMTE.
Beauté si fière,
Prude sévère,
Bientôt j'espère
Toucher ton coeur ;
Je ris d'avance
De sa défense ;
La résistance
Est de rigueur...
Puis l'heure arrive
Où la captive,
Faible et plaintive,
Cède au vainqueur.
LA COMTESSE.
Voici vos compagnes fidèles.
LE COMTE.
(Se reprenant.)
Je les entends... ce sont eux... ce sont elles !
(A part et regardant par le fond.)
Mes chevaliers ! sous ces humbles habits !
LA COMTESSE, montrant une table qu'on a apportée à la fin du duo.
J'ordonne qu'on vous serve et du lait et des fruits.
LE COMTE.
Le Comte Ory
Quelle bonté céleste !
Il baise avec respect la main de la comtesse, qui sort en le regardant avec
intérêt. Le comte la suit quelque temps des yeux ; puis il dit en montrant la
table :
L'ordinaire est frugal et le repas modeste
Pour d'aussi nobles appétits.
Le Comte Ory

SCÈNE IV.
LE COMTE, LE GOUVERNEUR, ONZE CHEVALIERS. Ils sont vêtus
d'une pèlerine qui est entr'ouverte, et laisse apercevoir leurs habits de
chevaliers.
LE CHOEUR.
Ah ! la bonne folie !
C'est charmant, c'est divin !
Le plaisir nous convie
A ce joyeux festin.
LE COMTE.
L'aventure est jolie,
N'est-il pas vrai... monsieur le gouverneur ?
LE GOUVERNEUR.
Je pense comme Monseigneur.
Mais si le duc...
LE COMTE.
Mon père...
LE GOUVERNEUR.
Apprend cette folie,
Ma place m'est ravie !
Il faudra prendre garde.
LE COMTE.
Eh ! mais, c'est ton emploi ;
Tu veilleras pour nous, et nous rirons pour toi.
Rien ne nous manquera, je pense ;
Car sagement j'ai su choisir
Mes compagnons, pour le plaisir,
Mon gouverneur pour la prudence.
LE GOUVERNEUR.
Qui peut vous inspirer pareille extravagance ?
LE COMTE.
Le Comte Ory
C'est mon page Isolier... mon rival.
LE GOUVERNEUR.
L'imprudent !
LE COMTE.
Qui, ne connaissant point l'objet de ma tendresse,
M'a suggéré lui-même un tel déguisement
Pour mieux enlever sa maîtresse.
LE GOUVERNEUR.
Et le ciel le punit.
LE COMTE.
En me récompensant.
LE CHOEUR.
Oh ! la bonne folie !
C'est charmant, c'est divin !
Le plaisir nous convie
A ce joyeux festin.
(Ils se mettent à table.)
LE GOUVERNEUR.
Eh ! mais, quelle triste observance !
Rien que du laitage et des fruits.
LE COMTE.
C'est le repas de l'innocence,
Mesdames.
LE GOUVERNEUR.
Point de vin !
Le Comte Ory

SCÈNE V.
LES PRÉCÉDENTS, RAIMBAUD, tenant un panier sous son manteau de
Pèlerine.
RAIMBAUD.
En voici, mes amis.
TOUS, se levant.
C'est Raimbaud !
RAIMBAUD.
En héros j'ai tenté l'aventure,
Et je viens avec vous partager ma capture.
AIR.
Dans ce lieu solitaire,
Propice au doux mystère,
Moi, qui n'ai rien à faire,
Je m'étais endormi.
Dans mon âme indécise,
Certain goût d'entreprise
Que l'exemple autorise
Vient m'éveiller aussi.
C'est le seul moyen d'être
Digne d'un pareil maître,
Et je veux reconnaître
Ce manoir en détail !
Je pars... Je m'oriente ;
A mes yeux se présente
Une chambre élégante,
C'est celle du travail.
Une harpe jolie...
De la tapisserie ;
Près d'une broderie
J'aperçois un roman !
Le Comte Ory
Même en une chambrette,
J'ai, dans une cachette,
Cru voir l'historiette
Du beau Tyran-le-Blanc !
Marchant à l'aventure
Sous une voûte obscure,
Je vois une ouverture...
C'est un vaste cellier,
Dont l'étendue immense
Et la bonne apparence
Attestaient la prudence
Du sir de Formoutiers,
Arsenal redoutable,
Qui fait qu'on puise à table
Un courage indomptable
Contre le Sarrasin.
Armée immense et belle,
D'une espèce nouvelle,
Plus à craindre que celle
Du Sultan Saladin...
Près des vins de Touraine,
Je vois ceux d'Aquitaine,
Et ma vue incertaine
S'égare en les comptant.
Là, je vois l'Allemagne ;
Ici, brille l'Espagne
Là, frémit le champagne
Du joug impatient.
J'hésite... ô trouble extrême !
O doux péril que j'aime !
Et seul, avec moi-même,
Contre tant d'ennemis,
Au hasard je m'élance.
Le Comte Ory
Sans compter je commence,
J'attaque avec vaillance,
A la fois vingt pays.
Quelle conquête
Pour moi s'apprête...
Mais je m'arrête,
J'entends du bruit.
Quelqu'un s'avance,
Vers moi s'élance !
On me poursuit.
Les échos en frémissent,
Les voûtes retentissent,
Et moi, je fuis soudain.
Mais, que m'importe ?
Gaîment j'emporte
Toute ma gloire et mon butin.
TOUS, ôtant les bouteilles du panier.
Partageons son butin !
Qu'il avait de bon vin
Le seigneur châtelain !
Pendant qu'il fait la guerre
Au Turc, au Sarrasin ;
A sa santé si chère
Buvons ce jus divin.
Buvons, buvons jusqu'à demain.
Quelle douce ambroisie !
Célébrons tour à tour
Le vin et la folie,
Le plaisir et l'amour.
LE COMTE.
On vient... c'est la tourière !
Silence ! taisez-vous !
Mettez-vous en prière,
Le Comte Ory
Ou bien c'est fait de nous.
Le Comte Ory

SCÈNE VI.
LES PRÉCÉDENTS, DAME RAGONDE, traversant le théâtre et
examinant si les pèlerines n'ont besoin de rien.
TOUS LES CHEVALIERS, fermant leur pèlerine, et cachant leur
bouteille, sans avoir l'air de voir Ragonde.
Modèle d'innocence
Et de fidélité,
Que le ciel récompense
Votre hospitalité !
Ah ! que le ciel vous récompense !
(Ragonde les regarde d'un air attendri, lève les yeux au ciel, et s'éloigne.)
RAIMBAUD.
Elle a disparu,
Réparons bien le temps perdu.
LE GOUVERNEUR.
De crainte encore peut-être
Qu'on n'arrive soudain,
Faisons bien disparaître
Les traces du butin.
(Il boit.)
TOUS.
Buvons, buvons soudain ! ...
Qu'il avait de bon vin,
Le seigneur châtelain !
Pendant qu'il fait la guerre
Au Turc, au Sarrasin ;
A sa santé si chère
Buvons ce jus divin.
Buvons, buvons jusqu'à demain.
Quelle douce ambroisie !
Célébrons tour à tour
Le vin et la folie,
Le plaisir et l'amour.
LE COMTE.
Mais on vient encore... silence !
Le Comte Ory

SCÈNE VII.
LES PRÉCÉDENTS, LA COMTESSE, DAME RAGONDE, PLUSIEURS
FEMMES, portant des flambeaux.
TOUS, feignant de ne pas les voir.
Modèle d'innocence
Et de fidélité,
Que le ciel récompense
Votre hospitalité !
LA COMTESSE, à part, aux autres femmes.
Quel doux ravissement ! combien je les admire !
(Haut.)
Du repos voici le moment.
Que chacune de vous, Mesdames, se retire
Dans son appartement.
LE COMTE.
Adieu, noble comtesse... ah ! si le ciel m'entend,
Bientôt viendra l'instant peut-être,
Où pourrai vous faire connaître
Ce qu'éprouve pour vous mon coeur reconnaissant.
TOUS.
Modèle d'innocence
Et de fidélité,
Que le ciel récompense
Votre hospitalité !
(Le comte et les chevaliers prennent les flambeaux des mains des dames, et
se retirent.)
Le Comte Ory

SCÈNE VIII.
LA COMTESSE, DAME RAGONDE, QUELQUES AUTRES DAMES.
LA COMTESSE, commençant à défaire son voile.
Oui, c'est une bonne oeuvre, et qui, dans notre zèle,
(Écoutant.)
Doit nous porter bonheur. On sonne à la tourelle,
Qui vient encore ?
DAME RAGONDE, regardant par la fenêtre.
Un page.
LA COMTESSE.
Un page dans ces lieux,
Dont l'enceinte est par nous aux hommes interdite !
Je veux savoir quel est l'audacieux !
Le Comte Ory

SCÈNE IX.
LES PRÉCÉDENTS, ISOLIER, ET LES AUTRES FEMMES.
ISOLIER.
C'est moi, belle cousine, et point je ne mérite
Ce fier courroux qui brille en vos beaux yeux.
LA COMTESSE.
Qui vous amène ici ?
ISOLIER.
Le duc mon maître.
Il m'a chargé de vous faire connaître
Que les preux chevaliers...
DAME RAGONDE.
Parlez, mon coeur frémit.
ISOLIER.
Qu'on attendait demain, arrivent cette nuit.
TOUTES.
Quoi ! nos maris... bonté divine ! ...
ISOLIER.
Seront de retour à minuit.
Oui, dans l'ardeur qui les domine,
Ils veulent en secret vous surprendre ce soir.
TOUTES.
Ah ! cet heureux retour comble tout notre espoir !
ISOLIER.
Le duc le croit aussi ; mais il pense en son âme
Qu'un mari bien prudent prévient toujours sa femme.
Un bonheur trop subit peut être dangereux.
DAME RAGONDE.
Quoi ! nos maris enfin reviennent en ces lieux !
Ah ! le ciel les devait à nos vives tendresses.
Je cours en prévenir nos aimables hôtesses.
Le Comte Ory
ISOLIER, l'arrêtant.
Et qui donc ?
DAME RAGONDE.
Quatorze vertus...
Que le comte Ory, votre maître,
Poursuivait.
ISOLIER.
De terreur tous mes sens sont émus.
Achevez... ce sont peut-être
Des pèlerines ?
DAME RAGONDE.
Oui, vraiment.
ISOLIER.
C'est fait de nous... sous ce déguisement
Vous avez accueilli le comte Ory lui-même,
Et tous ses chevaliers.
TOUTES.
O ciel !
LA COMTESSE.
Terreur extrême !
DAME RAGONDE.
Que dire à mon mari, trouvant en ses foyers
Sa chaste épouse avec quatorze chevaliers ?
TOUTES.
Hélas ! à quel péril sommes-nous réservées ?
ISOLIER.
Une heure seulement, et vous êtes sauvées.
On va nous secourir... il faut gagner du temps.
TOUTES.
Hélas ! hélas ! je tremble !
LA COMTESSE.
Plus terrible à lui seul que les autres ensemble,
Le comte Ory... le voici... je l'entends.
(Toutes les dames s'enfuient en poussant un grand cri. Isolier va souffler la
lampe qui est sur le guéridon, puis, s'enveloppant du voile que la comtesse
Le Comte Ory
vient de quitter, il se place sur le canapé, et fait signe à la comtesse de
s'approcher de lui.)
Le Comte Ory

SCÈNE X.
ISOLIER, assis sur le canapé ; LA COMTESSE, debout, s'appuyant près
de lui ;
LE COMTE, sortant de sa chambre.
(La nuit est complète.)
TRIO.
LE COMTE.
A la faveur de cette nuit obscure,
Avançons-nous, et sans la réveiller,
Il faut céder au tourment que j'endure ;
Amour me berce, et ne puis sommeiller.
ENSEMBLE.
LA COMTESSE.
Ah ! sa seule présence
Fait palpiter mon coeur ;
La nuit et le silence
Redoublent ma frayeur.
ISOLIER.
De crainte et d'espérance
Je sens battre mon coeur.
La nuit et le silence
Redoublent son erreur.
LE COMTE.
D'amour et d'espérance
Je sens battre mon coeur ;
Et sa seule présence
Est pour moi le bonheur.
ISOLIER, bas, à la comtesse.
Parlez-lui.
LA COMTESSE.
Qui va là ?
Le Comte Ory
LE COMTE.
C'est moi : C'est soeur Colette.
Seule, et dans cette chambre où je ne peux dormir,
Tout me trouble, et tout m'inquiète.
J'ai peur... permettez-moi... près de vous... devenir.
ISOLIER ET LA COMTESSE, à part.
Ah ! quelle perfidie !
LE COMTE, avançant près d'Isolier.
O moments pleins de charmes !
Quand on est deux, on a moins peur.
ISOLIER, à part.
Oui, lorsqu'on est deux.
LE COMTE, prenant la main d'Isolier.
Ah ! je n'ai plus d'alarmes.
LA COMTESSE.
Que faites-vous ?
LE COMTE, pressant la main d'Isolier.
Pour moi plus de frayeur !
Quand cette main est sur mon coeur.
LA COMTESSE, à part, et riant.
Il presse ma main sur son coeur.
ISOLIER, bas, à la comtesse.
Beauté sévère,
Laissez-le faire ;
Son bonheur ne vous coûte rien.
LE COMTE, à part.
Grand Dieu ! quel bonheur est le mien !
ENSEMBLE.
LE COMTE.
D'amour et d'espérance
Je sens battre mon coeur ;
Amour, par ta puissance,
Achève mon bonheur.
LA COMTESSE.
Ah ! sa seule présence
Le Comte Ory
Fait palpiter mon coeur ;
La nuit et le silence
Redoublent ma frayeur.
ISOLIER.
De crainte et d'espérance
Je sens battre mon coeur ;
Sachons avec prudence
Prolonger son erreur.
LA COMTESSE.
Maintenant, je vous en supplie,
Soeur Colette, rentrez chez vous.
LE COMTE, à Isolier.
Vous quitter... c'est perdre la vie...
Oui, je demeure à vos genoux.
LA COMTESSE, à part.
(Haut.)
Il tremble. O ciel ! que faites-vous ?
LE COMTE.
Sachez le feu qui me dévore !
C'est un amant qui vous implore.
LA COMTESSE.
Ah ! grand Dieu ! quelle trahison !
LE COMTE.
L'amour qui trouble ma raison
Doit me mériter mon pardon.
(A Isolier qui veut se lever.)
Ne m'ôtez point, je la réclame,
Cette main que ma vive flamme...
LA COMTESSE.
Ah ! comme vous me pressez !
Laissez-moi.
LE COMTE, embrassant Isolier.
Vrai Dieu ! Madame.
Peut-on vous aimer assez !
Le Comte Ory
(En ce moment ou entend sonner la cloche, et un bruit de clairons retentit à
la porte du château. Les femmes de la comtesse se précipitent dans
l'appartement en tenant des flambeaux.)
LE COMTE.
O ciel ! quel est ce bruit ?
ISOLIER, jetant son voile.
L'heure de la retraite.
Car il faut partir, Monseigneur.
LE COMTE, le reconnaissant.
C'est mon page Isolier !
ISOLIER.
Celui que soeur Colette
Embrassait avec tant d'ardeur.
LE COMTE.
Je suis trahi ! crains ma colère !
ISOLIER.
Craignez celle de mon père !
Il arrive dans ce castel.
Entendez-vous ces cris de joie ?
LE COMTE.
O ciel !
Le Comte Ory

SCÈNE XI.
LES PRÉCÉDENTS ; LE GOUVERNEUR, RAIMBAUD,
COMPAGNONS DU COMTE ORY, en habits de chevaliers, et paraissant
à la grille à droite.
LE CHOEUR.
Ah ! quelle perfidie !
Nous sommes tous
Sous les verrous ;
Délivrez-nous !
LE COMTE.
Je suis captif ainsi que vous.
LA COMTESSE.
Vous qui faites la guerre aux femmes,
Vous voilà donc nos prisonniers !
LE COMTE
Oui, nous sommes vaincus ! à vos pieds, nobles dames,
Je demande merci pour tous mes chevaliers.
Pour leur rançon qu'exigez-vous ?
LA COMTESSE.
Un gage.
Votre départ ! ... Évitez le courroux
De nos maris.
ISOLIER.
Par un secret passage
Je vais guider vos pas, et votre page
Fermera la porte sur vous.
LE COMTE.
C'est lui qui nous a joués tous.
LA COMTESSE.
Écoutez ces chants de victoire...
Ce sont de braves chevaliers
Le Comte Ory
Que l'amour ainsi que la gloire
Ont ramenés dans leurs foyers.
LE COMTE ET SES COMPAGNONS.
A l'hymen cédons la victoire,
Et qu'il rentre dans ses foyers.
Quittons ces lieux hospitaliers.
(Isolier ouvre à gauche une porte secrète, par laquelle le comte Ory et ces
chevaliers disparaissent. En ce moment s'ouvrent les portes du fond.
Le duc et les chevaliers revenant de la Palestine entrent, précédés de leurs
écuyers, qui portent des étendards et des faisceaux d'armes. Dame Ragonde
et les autres femmes se précipitent dans les bras de leurs maris, et la
comtesse dans ceux de son frère : puis Isolier va baiser la main du comte
de Formoutiers, qui le relève et l'embrasse pendant le choeur suivant.)
LE CHOEUR.
Honneur aux fils de la victoire,
Honneur aux braves chevaliers,
Que l'amour ainsi que la gloire
Ont ramenés dans leurs foyers !
DAME RAGONDE, à son mari.
Seules, dans ce séjour, nous vivions d'espérance,
Attendant le retour de nos preux chevaliers !
Et nous n'avons reçu, pendant cinq ans d'absence,
Aucun homme en ces lieux.
ISOLIER, aux maris.
Vous êtes les premiers.
LE CHOEUR.
Honneur aux fils de la victoire,
Honneur aux braves chevaliers,
Que l'amour ainsi que la gloire
Ont ramenés dans leurs foyers !

Fine

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